
LES COPAINS
LA FORCE EST L'ACTION...
" Exiger de la force qu'elle ne se manifeste pas comme force, qu'elle ne soit pas une volonté de subjuguer, une volonté de terrasser, une volonté de dominer, une soif d'ennemis, de résistances et de triomphes, c'est aussi absurde qu'exiger de la faiblesse de se manifester comme force.
Une quantité déterminée de force correspond à une même quantité d'instinct, de volonté, d'activité - mieux, elle n'est rien d'autre que précisément cet instinct, cette volonté, cette activité, et il ne peut sembler en être autrement que sous l'influence séductrice du langage (et des erreurs fondamentales de la raison, sédimentées en lui), qui comprend - se méprenant - toute action comme conditionnée par un agent, par un « sujet ».
De même, en effet, que le peuple distingue la foudre de son éclat et prend ce dernier pour une action, pour l'effet causé par un sujet qui s'appelle foudre, de même la morale populaire distingue la force de ses manifestations, comme si l'homme fort cachait un substrat neutre, auquel il serait loisible de manifester ou non de la force.
Un tel substrat n'existe pas ; il n'existe pas d' « être » au-dessous de l'action, de l'effet, du devenir ; l' « agent » n'est qu'ajouté à l'action,- l'action est tout. Au fond, le peuple dédouble l'action ; quand il fait se manifester la foudre en éclairs, c'est l'action d'une action : il prend le même phénomène d'abord comme cause et puis comme effet de cette cause.
Les savants ne font pas mieux en disant : « la force fait mouvoir, la force produit un effet », et ainsi de suite - malgré sa froideur, son refus des passions, notre science toute entière reste sous l'influence du langage et ne s'est pas encore débarrassée de ces incubes supposés, les « sujets » (l'atome par exemple est un tel incube, de même la « chose en soi » de Kant) : quoi d'étonnant si des passions rentrées mais couvant secrètement, comme la haine et la vengeance, exploitent à leur propre fin cette croyance et finissent par soutenir avec plus d'ardeur que toute autre la croyance que le fort est libre d'être faible et l'oiseau de proie d'être un agneau: - ainsi acquièrent-elles le droit d'imputer à l'oiseau de proie le fait d'être un oiseau de proie..."
Extrait de F. Nietzsche, «La généalogie de la morale», éd. Folio essais, pp. 44-47, partie 13 du chapitre « Bon et méchant, bon et mauvais ».




